Le pardon de Kergoat à la fin du XIXème siècle

pardon_de_kergoatEn 1890, Le peinte Jules Breton publie les souvenirs de son séjour dans la région de Douarnenez, dans un ouvrage intitulé « La Vie d’un Artiste – Art et Nature ».
Il y décrit, avec un certain lyrisme, le pardon auquel il a assisté à Kergoat en 1865 et qu’il peindra, en 1891, sur une grande toile (123,6 x 234 cm), acquis par le Musée des Beaux-Arts de Quimper en 1993. Le pardon de notre dame de Kergoat (1er dimanche après le 15 août) est encore très actif de nos jours.

L’ouvrage de Jules Breton est accessible en ligne : http://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Breton_-_La_Vie_d%E2%80%99un_artiste,_1890.djvu.

Voici une retranscription des pages 311 à 313 qui concernent le pardon de Kergoat.

 » A Kerghoat, au contraire, une impression profonde vous saisit tout entier. C’est ce que je ressentis la première fois que j’y assistai. C’était à peu près le même monde qu’à Sainte-Anne, sauf Plougastel et quelques paroisses trop lointaines.
L’église de granit gris, sur un fond de verdure sombre, près d’un bois de chênes, était, comme c’est l’usage aux pardons, entourée d’un triple cordon de cire, offrande des paroisses voisines.
L’enclos bosselé de tombes où s’élèvent quelques croix de fer rouillé, se couvre de cette herbe vive et grasse des cimetières.
Au milieu, un calvaire monumental. De frustes saints de pierre y accompagnent le crucifié, types dont la pieuse difformité éveille des rêves mystiques et qui offraient des traits de ressemblance avec les fidèles assis sur les marches du piédestal.
L’enclos était plein de monde.
L’aveugle de Ploaré gisait étendu sur l’herbe, ivre, abruti. D’autres mendiants emphatiques psalmodiaient vers l’abside, dans le silence où priait la foule prosternée.
J’ai dit les différents types de cette foule, j’en ai décrit les beautés, les laideurs expressives, les difformités étranges et presque démoniaques, et les pâles adolescentes, fleurs d’extase aux yeux brûlants de fièvre, au front de cire qui semble saigner sous le bandeau rouge comme les hosties miraculeuses des légendes. On voyait aussi là des têtes de chouans aux faces d’éperviers, dont les yeux fauves luisent à travers les longs cheveux emmêlés.
Les voilà, ces costumes où les ors et les paillettes d’azur scintillent sous les tulles; ces rouges voilés qui prennent des tons d’aurore, et toutes ces couleurs puissantes ou tendres, variées dans une harmonie sacerdotale.
La foule attendait. La châsse de la sainte allait sortir.
Les arbres épandaient sur la solennité cette demi-obscurité de haute futaie qui enveloppait les cérémonies celtiques. D’orageux nuages, qui peu à peu s’étaient amoncelés dans le ciel, assombrissaient encore l’austérité de ce jour. Les couleurs vives s’exaltaient par elles-mêmes, mais les pâleurs blêmissaient, plus mystiques, sur les visages des vierges maladives, tandis que le hâle des chouans se plombait d’un gris sinistre. Tout respirait l’effroi sacré.
Tout à coup, dans le silence, la cloche tinte, grêle et claire. Tous se lèvent.
On se presse des deux côtés du chemin laissé libre. Des milliers de coiffes blanches se serrent, s’agglomèrent entre les arbres, en une vaste étendue froide comme une nappe de neige et qui ondule sous le ciel lourd d’orage. Et voici, dans cette foule, que l’un à l’autre, deux mille cierges s’allument, embrasant de leurs roses reflets les blancheurs sombres; pureté céleste où crépitait en légers tourbillons un firmament de petites flammes ardentes comme les âmes de ce champ de prière.
Un mouvement au portail. Apparaît la première bannière qu’il faut abaisser sous le cintre trop bas.
Elle est lourde et l’homme qui la porte, pour maintenir l’équilibre, est forcé de courir obliquement renversé en arrière; il s’arrête, et, par un violent effort qui tend tous ses muscles, il la relève. Un christ à tête de mort étend ses bras de squelette sur cette enseigne barbare.
Les tambours battent, mêlant leur bruit de guerre aux psaumes sacrés. Ils sortent du noir portail, émergeant de l’ombre comme des portraits de Rembrandt. Ils sont trois : tête d’aigle, tête de christ, tête de bandit. Plan, plan, plan! Ils s’avancent fiers et attendris.
Des fillettes mitrées d’or, aux robes rouges chargées de broderies, passent, portant la châsse, sanctuaire où tendent les yeux ardents.
Puis c’est le flot des pénitents. Ils vont trébuchant, tète basse, cierge expiatoire à la main, pieds et jambes nus, en corps de chemise sur leur poitrine velue, les yeux hagards et brûlés de fièvre, luisant dans le tas des chevelures fauves, noires ou grises, emmêlées et comme flottantes au vent du remords; têtes parfois si décharnées qu’elles pourraient déjà figurer à l’ossuaire
où les ancêtres nous regardent par leurs trous sans yeux, dans leur rictus ébréché.
Leurs maigres profils acérés tranchent sur les pieuses tendresses de ce champ étoile, où tremblent, pâles comme des mortes, sous les ondes enflammées des cierges, les vierges incorporelles qui contemplent, du fond de leur extase, l’idéale patrie, et dont plus d’une, pour s’y envoler, n’attend plus que les premières fièvres de l’automne. »